Quand Damien Hirst a plongé un requin dans le formol en 1991, il n’a pas créé une simple installation d’art contemporain. Il a forcé le monde à se confronter à ce que nous préférons oublier. Pas de métaphore poétique, pas de symbole détourné : la mort, brute, immédiate, suspendue dans le verre comme une vérité qu’on ne peut pas fuir. Cette œuvre intrigue autant qu’elle dérange, trois décennies plus tard. Vous vous demandez peut-être pourquoi un requin mort dans un réservoir de formol déchire encore nos certitudes sur l’art, la vie et l’immortalité. C’est justement le sujet qui mérite qu’on s’y arrête.
Le requin qui défia les frontières du musée
En 1991, le collectionneur Charles Saatchi offre à Damien Hirst une liberté sans limites : réaliser n’importe quelle création, n’importe quel projet. Hirst demande simplement quelque chose de « suffisamment grand pour vous manger ». Ce n’est pas une blague. Le requin qu’il commandite doit vous glacer en le regardant. Un pêcheur australien capture alors un tigre-requin de 4,25 mètres au large de Hervey Bay, dans le Queensland, avant qu’on ne l’expédie en direction de Londres. Le coût du transport s’élève à environ 20 000 dollars. Une fois arrivé, Hirst le plonge dans 850 litres d’une solution de formol à 5 % dans une vitrine minimaliste de verre et d’acier. Le budget total atteint 50 000 livres sterling.
Les réactions fusent immédiatement. Le journal The Sun titre avec ironie : « 50 000 livres pour du poisson sans frites ». L’installation n’est ni une peinture, ni une sculpture, ni même une maquette. C’est un spécimen animal, authentique, préservé chimiquement, exposé dans une galerie. Cette catégorie n’existe pas dans les codes établis de l’art moderne. Hirst franchit une ligne invisible ce jour-là. Les frontières entre taxidermie muséale, écologie, science et art s’effondrent en quelques heures. Vous voyez un cadavre d’animal. Lui voit une philosophie matérialisée, une proposition qui force chacun à repenser ce qu’on appelle une œuvre d’art.
L’impact sur le monde galeriste est immédiat mais mitigé. Hirst est nominé pour le Turner Prize en 1992, bien qu’il ne remporte pas le prix. Son œuvre sera néanmoins exposée dans les collections majeures, d’abord à la Saatchi Gallery à Londres, puis au Metropolitan Museum of Art de New York entre 2007 et 2010. L’objet devient une des pièces les plus icôniques de l’art britannique des années 1990.
Entre beauté et terreur : le sublime de Burke

Installez-vous face au requin. Sa bouche reste figée en un rictus menace. Les dents sont visibles. Ses yeux noirs vous fixent sans cligner. Le formol crée une atmosphère de musée d’anatomie oublié, de chambre froide archéologique. Pourtant, il existe une étrange beauté dans cette mort préservée. Le requin devient une sculpture vivante malgré l’absence de vie, un monument à la puissance figée, une démonstration du chaos dompté.
Cette oscillation entre attraction et répulsion correspond exactement à ce que le philosophe Edmund Burke appelait le sublime. Contrairement au beau, qui apaise, le sublime terrifie tout en séduisant. Il provoque une émotion intense mêlée de peur face à quelque chose de plus grand que nous. Le requin incarne cette émotion : il est grand, dangereux, mort mais impressionnant. Vous êtes simultanément horrifié et fasciné. Cette dualité ne disparaît jamais. Elle s’intensifie à chaque visite. Le prédateur rendu impuissant par la conservation chimique génère une tension émotionnelle que peu d’œuvres d’art parviennent à susciter avec une telle directe brutalité.
C’est ce qui rend l’œuvre incomparable avec une photographie ou une vidéo du même requin. La présence physique de l’objet, sa matérialité brute, son volume qui occupe l’espace, crée une expérience viscérale qu’on ne peut pas reproduire sur écran. Vous quittez la galerie différent, perturbé. Vous avez eu face à face avec la mort sans les protections que la société aime construire autour d’elle.
La question de l’authenticité : quand le concept prime sur l’objet
Il existe un problème majeur avec cette œuvre : le requin se décompose. À peine quelques années après son inauguration, la peau devient ridée. Le formol s’opacifie. Quelqu’un, par ignorance ou erreur, ajoute de l’eau de javel à la solution. Le résultat est catastrophique. En 1993, à peine deux ans après la création, on doit envisager de sauver ce qui peut l’être. Les conservateurs de Saatchi effectuent une opération délicate : ils étirent la peau du requin original par-dessus une forme en fibre de verre, créant ainsi une sorte de costume taxidermique. L’illusion tient. L’effet demeure. Mais quelque chose s’est rompu, invisible mais réel.
En 2004, quand le collecteur Steven Cohen achète l’œuvre pour environ 8 millions de dollars, le problème resurgit. Cette fois, plutôt que de bricoler avec le specimen original en train de pourrir, Hirst propose une solution radicale : remplacer le requin par un spécimen entièrement neuf. Cohen finance l’opération. Hirst se rend en Australie, capture une femelle requin-tigre d’âge moyen, la fait transporter dans un congélateur de 20 pieds équipé d’un générateur électrique de secours. De retour dans son studio du Gloucestershire, lui et son équipe font tremper l’animal dans une solution de formol à 7 %, percent de minuscules trous dans la peau pour une meilleure absorption, puis le placent dans une vitrine refurbished.
La question qui émerge est vertigineuse. Vous tenez entre les mains une œuvre créée en 1991, mais le requin n’a que quelques années. Est-ce toujours la même œuvre ? Hirst répond sans ambiguïté : oui. Seul le concept importe, pas la matière. L’idée reste inchangée, la démarche conceptuelle persiste. Cette position le place directement dans la continuité de Marcel Duchamp et du ready-made. Pour Hirst comme pour Duchamp, l’acte créatif n’est pas dans l’exécution physique mais dans la décision, dans le choix de présenter quelque chose comme une œuvre d’art.
Une provocation datée, une philosophie intemporelle

Trois décennies ont passé. Les polémiques autour du requin se sont accumulées : les activistes pour les droits des animaux, les critiques qui crient à l’escroquerie intellectuelle, les amateurs d’art qui trouvent l’œuvre vulgaire, ceux qui la considèrent révolutionnaire. En 2024, une controverse nouvelle émerge concernant Hirst lui-même, où certaines de ses œuvres auraient été datées de manière rétroactive, créant des questions sur l’authenticité même de sa carrière. Pourtant, malgré tout cela, l’œuvre du requin continue à poser des questions essentielles.
Regardez ce qui la relie à Duchamp : dans les deux cas, l’artiste refuse de créer au sens traditionnel. Il choisit, il présente, il provoque. Mais là où Duchamp utilise l’humour absurde et le détournement, Hirst emploie la brutalité biologique. Le résultat est identique : nous sommes forcés de reconsidérer ce que l’art peut être. Ni peinture, ni sculpture, ni performance. Juste une présence, une objection, une interrogation matérialisée. Hirst s’inscrit dans une tradition conceptuelle qui remet en question la fabrication au profit de l’idée.
Ce qui rend cette œuvre intemporelle, c’est qu’elle ne parle pas à une époque particulière. Elle parle à quelque chose de fondamental en nous. Nous vivons dans une société qui distance la mort, qui la met à l’écart, qui la cache. Le requin la fait revenir au centre. Pas comme métaphore romantique, mais comme fait biologique brut. Vous ne pouvez pas la poétiser. Vous ne pouvez que la regarder.
L’influence sur l’art contemporain et les critiques
Avant 1991, exposer un animal mort dans une galerie était impensable. Cela n’existait pas dans le lexique des possibilités artistiques modernes. Après Hirst, c’est devenu un langage accepté. D’autres artistes s’en sont saisis. Cette installation a redéfini les frontières du montreable, du présentable, du souhaitable dans les espaces de galerie et de musée. Elle a ouvert une porte qui ne se fermerait jamais.
Les débats qu’elle a suscités restent viscéraux. Pour ses défenseurs, c’est un chef-d’œuvre conceptuel qui confronte l’Occident à ses propres tabous. Pour ses détracteurs, c’est une supercherie : travestir un acte sombre (tuer un animal pour le mettre en vitrine) en haute philosophie. Animal rights activists pointent que les 900 000 animaux morts pour l’art de Hirst doivent être comptabilisés. Des critiques sérieux estiment qu’on peut fabriquer une philosophie autour de n’importe quelle provocation si on la présente avec assez d’assurance. Ces tensions n’ont jamais été résolues. Elles restent pendantes, légitimes des deux côtés.
Son rôle dans le mouvement du Britart des années 1990 est indéniable. Hirst incarne une génération d’artistes britanniques qui refusaient les conventions. Young British Artists, les appelait-on. Hirst en était la figure de proue, l’agitateur principal. Les générations suivantes se sont construites en opposition ou en continuité avec cette posture radicale qu’il incarnait. Aujourd’hui encore, les étudiants en arts visuels se demandent si son approche représente une libération ou une imposture.
Pourquoi cette œuvre nous hante encore
Un requin dans du formol n’est jamais qu’un requin dans du formol. C’est un fait zoologique, une procédure de conservation scientifique banale. Mais ce n’est aussi notre reflet, notre peur, notre refus du temps qui passe. C’est l’immortalité qu’on achète, l’éternité qu’on capture dans du verre. Cette banalité si crue qu’elle en devient insupportable demeure le vrai pouvoir de l’œuvre.
Quand vous la regardez, vous n’oubliez pas que vous mourrez. Vous ne la quitterez jamais tout à fait des yeux. C’est là que réside son génie ou son escroquerie, selon votre perspective. Elle refuse de vous laisser tranquille avec vos certitudes. Elle les démantèle lentement, silencieusement, juste en étant là. Un requin mort qui respire encore dans nos esprits, trente ans après sa création.




